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Vendredi 23 avril 2021

Quelle belle matinée ! La ville sort enfin de cette grisaille ambiante qui recouvrait d’une chape tout le canton de Genève depuis 3 semaines. Le printemps est déjà bien installé : les arbres de l’esplanade Saint-Antoine sont en fleurs, un air frais balaie les feuilles qui bruissent légèrement. La lumière chaude du matin illumine la façade à nouveau blanche de la bâtisse centenaire. C’est vrai qu’il est magnifique, ce musée.

Voilà quelque temps que le nouveau Musée d’Art et d’Histoire est ouvert. Un chantier hors norme qui lui a valu les qualificatifs les plus étonnants qui soient : pharaonique, titanesque, cyclopéen, de tous les diables et même napoléonien. Tout a été dit, tout a été écrit ou même hurlé; les Genevois vouent une vraie passion pour leur musée: la forte affluence aux Portes Ouvertes organisées pendant la rénovation l’a démontré.

Ce n’est donc pas un hasard si j’ai eu envie, aujourd’hui, d’inviter Marc Camoletti, le plus concerné des architectes genevois, à venir visiter le musée avec moi.

Il est 10h00, je l’attends avec impatience devant l’entrée rue Charles-Galland. Que pensera-t-il de son musée ? L’appréhension me gagne ; ce n’est pas tous les jours qu’on a le privilège de rencontrer le créateur d’un tel édifice.

Le voilà qui arrive ; difficile de ne pas le reconnaître : sa moustache caractéristique et son allure fin XIXe ne passent pas inaperçues.

– Bonjour M.Camoletti ! heureux que vous ayez pu venir

– Bonjour Phil, il m’était difficile de refuser une telle invitation, on ne visite pas un nouveau siècle tous les jours ! Dites-moi, il y a eu du changement dirait-on, la route n’est plus pavée et les réverbères ont disparu ?

L’architecte a l’œil, mais c’est vrai aussi que la ville a beaucoup changé en 111 ans !

– Je pense qu’avant d’entrer, vous serez intéressé de connaître l’histoire du musée depuis son inauguration : il en a vu vraiment de toutes les couleurs !

– De toutes les couleurs ? Expliquez-moi.

Pendant dix bonnes minutes, je lui fais part des problèmes qu’il a fallu surmonter pour rénover et agrandir son musée. Il semble, d’après M. Camelotti, que le manque de surface était déjà devenu un souci dès 1910 ; les différents conservateurs de l’époque n’avaient pas manqué de le faire savoir.

– Depuis l’inauguration, le 15 octobre 1910, la collection du musée n’a cessé de s’enrichir d’œuvres d’art issues de courants artistiques nouveaux ou encore d’objets retrouvés par les scientifiques lors de fouilles archéologiques.

–  Je me disais bien qu’un agrandissement serait un jour nécessaire.

Je propose à l’architecte d’entrer dans le musée. La porte automatique s’ouvre devant lui ce qui semble le surprendre davantage que la vue du hall historique entièrement rénové. La voûte est blanche et les décorations sont à nouveau visibles et nettes. L’éclairage a été repensé et une lumière naturelle invite le visiteur à traverser le grand escalier pour arriver dans ce qui est le nouveau hall d’accueil: l’ancienne cour intérieure aujourd’hui protégée par une immense verrière.

– Et bien ça! je ne m’y attendais pas. Une cour couverte, c’est surprenant, mais pourquoi pas ?

– Vous aimez ? La cour, maintenant, donne un accès facilité à l’ensemble des collections. On peut, évidemment, toujours y aller par le grand escalier, mais comme les besoins ont changé, on doit, aujourd’hui, garantir un accès à tous, y compris aux personnes à mobilité réduite.

image_thumb23L’accès à l’art et à la culture à la fin du XIXe siècle était encore réservé à une frange réduite de la population. La construction du Musée d’Art et d’Histoire a contribué à créer un « pôle » culturel important à Genève et a participé, comme on l’avait souhaité en 1910, à éduquer les Genevois. Toutefois, malgré cette bonne volonté, le musée restait définitivement difficile d’accès (escaliers, manque d’ascenseur et différences de niveaux). Cette lacune a enfin été comblée.

Marc Camoletti s’attarde dans le hall. Très intéressé par les nouvelles technologies, il essaie de comprendre comment ont été suspendus et fixés les différents ajouts architecturaux.

– Je vois que vous avez beaucoup utilisé le verre et le métal, mais le bâtiment ne semble pas avoir été beaucoup modifié, la pierre, les fenêtres sont comme je les ai conçues.

– Comme je vous l’ai expliqué avant que nous entrions, c’est la cause principale du débat qui a fait rage dans les années 2015. Nous, les Genevois, ne voulions pas altérer l’architecture que vous aviez créée, mais nous avions un vrai besoin de trouver de nouvelles surfaces et il fallait absolument résoudre les problèmes liés à la circulation dans les collections. Il a donc été choisi de n’opérer que des modifications structurelles réversibles et de procéder à un agrandissement en sous-sol.

–  Vous avez creusé sous le musée ?

D’un geste de la main, je montre l’ascenseur vitré et l’invite à venir voir par lui-même. Nous arrivons sans un bruit (un détail qui l’aura marqué) dans la nouvelle salle d’exposition consacrée à l’Égypte. Nous nous trouvons au 2e sous-sol, c’est le niveau historique de la cour intérieure. Une grande salle plongée dans la pénombre s’offre à nous. La statue colossale de Ramsès II, le linteau brisé à décor de sphinx d’Akhénaton ou encore le sarcophage de la dame Tjesmoutpert sont éclairés sélectivement et semblent émerger telles de petites îles venues du temps des pharaons. Bordant la salle, les longues coursives abritent des niches où logent des grandes statues grecques et romaines qui attendent les visiteurs. On remarque Marcus Ulpius Traianus faisant face à Aphrodite ; un lien amoureux intemporel les a réunis dans cette salle à l’atmosphère mystérieuse. Marc Camelotti tarde à dire quelque chose.

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– J’imagine que le choc est grand, M. Camelotti ?

– Oh pardon, non, enfin oui ! Vous devez comprendre que j’ai terminé l’aménagement de cette cour extérieure il y a peu et là je la découvre métamorphosée ; c’est un choc, certes, c’est plutôt bien ; mais j’aimerais comprendre ce qui a amené à effectuer une telle modification.

– Les connaissances scientifiques sur le vieillissement des œuvres ont été l’un des facteurs déterminants. Aujourd’hui nous savons qu’on ne peut pas laisser une toile à la lumière du soleil sans l’abîmer ou accélérer son vieillissement. La cour a perdu son intérêt avec le temps puisque l’éclairage artificiel remplace, maintenant, la lumière naturelle.

Après une longue balade dans la collection archéologique, nous nous rendons au niveau -4, le nouvel espace qui accueille les expositions temporaires. Une chance, le musée propose une rétrospective consacrée à Jean-Étienne Liotard.

Les salles d’expositions sont sobres, construites sur le modèle dit de la « black-box » elles n’ont aucun décor et seules les oeuvres attirent le regard. Cet aménagement est devenu la norme au XXIe siècle et les expositions viennent avec leur propre langage. Elles offrent une immersion totale aux visiteurs.

–  Cet étage me semble plus grand que le musée ; vous avez creusé sous l’immeuble voisin ?

– Oui, ce qui fait qu’aujourd’hui, le musée dispose d’un forum permettant d’accueillir des conférences ou des concerts. La sécurité apportée par une construction en sous-sol permet d’organiser des expositions temporaires majeures. De plus, on peut accéder à cet étage par la nouvelle entrée de la cour des Casemates au -2.

J’explique à l’architecte comment étaient organisées les expositions temporaires avant la rénovation : on passait les caisses par les fenêtres, on ajoutait des déshumidificateurs dans chaque pièce ; les surcoûts engendrés par ce bricolage nécessaire avaient fini par décourager même les plus passionnés.

Après nous être un peu attardés sur l’oeuvre de Liotard (l’audio guide et l’interactivité numérique proposés l’ont particulièrement séduit), nous décidons de traverser le bâtiment de bas en haut avec les ascenseurs de verre pour nous rendre au +1 visiter le tout nouveau département de l’horlogerie. Une salle longitudinale au parquet en bois moderne se dessine. Les douces notes de couleurs et d’or qui composent le décor mettent en valeur les vitrines qui flottent avec légèreté, perchées sur de longues et fines tiges.

C’est bien à contrecœur que nous quittons la collection horlogère pour nous diriger à l’étage des Beaux-Arts : les portes transparentes s’ouvrent sur la mezzanine consacrée à l’art moderne et contemporain ; celle-ci fait face à la salle dédiée à Konrad Witz.

– On a le sentiment de voler au-dessus du sol sur cette mezzanine, ce genre de matériau n’existe pas à mon époque, c’est réellement intéressant !

La question de construire « dans » la cour intérieure du musée a longtemps tourmenté la ville de Calvin. Le projet initial prévoyait une surface opaque ; ce n’est qu’autour des années 2010 que les plans proposés ont été ajustés et modérés afin de respecter au mieux l’oeuvre de Marc Camoletti. Pourtant, malgré toutes les modifications, les opposants à cette rénovation restaient toujours farouchement campés sur leur position. Ce sont donc les Genevois qui ont dû trancher la question par le biais d’un référendum. Marc Camoletti me fait remarquer que déjà en 1910 les choses avaient du mal à aboutir.

– Croyez-moi, entre ma première proposition présentée au concours et les plans finaux qui ont servi à la construction, mon projet a beaucoup changé.

Il sort alors de la poche de sa veste deux dessins et me les montre. Il s’agit de la projection initiale de ce qu’aurait pu être le musée et de la solution finale adoptée.

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Nous poursuivons notre visite à travers les Beaux-Arts ; très vite, l’architecte se rend compte de l’importance des nouvelles oeuvres qui sont arrivées durant le XXe siècle. Il découvre le Paul Cézanne, Baigneurs au repos, qui a rejoint la collection en 1985, la Rade de Genève et le Mont-Blanc à l’aube, par Ferdinant Holder intégré en 1964 ou encore Baigneurs à la Garoupe de Pablo Picasso peint en 1957 et donné au musée par Marina Picasso en 1984. Marc Camoletti semble pensif devant cette toile.

– Je connais Pablo Picasso, enfin, j’ai déjà vu ses oeuvres, c’est un artiste qui vit à Paris, un peintre de l’art moderne.

– Oui, il est devenu célèbre au début du XXe siècle et a révolutionné l’art avec des techniques de représentation nouvelles, le cubisme par exemple.

– C’est différent de ce que j’ai l’habitude de voir, mais c’est intéressant.

– Permettez-moi de faire un selfie, une photographie avec mon téléphone pour Instagram, en souvenir de notre visite, M. Camelotti.

– Votre téléphone ? Une photographie ? La langue française est-elle devenue folle en 2021 ?

– Non, mais le monde a, lui, beaucoup changé

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Nous arrivons au +4 du musée ; ce niveau n’existait pas en 1910 et sa présence interpelle longuement mon invité.

– Un restaurant et un café dans un musée, n’est-ce pas totalement hors propos ?

– Oui et non. Effectivement ça n’a pas de lien direct avec la vocation première d’un musée, mais aujourd’hui ça a pris tout son sens car les habitudes des visiteurs ont beaucoup changé. D’ailleurs ce n’est pas le premier restaurant installé dans le Musée d’Art et d’Histoire ; son prédécesseur, le Barocco, était installé au -1, mais l’espace a été réattribué aux collections aujourd’hui.

Les mœurs et habitudes de vie des Genevois ont changé en 2021 ; aujourd’hui, le visiteur vient au musée aussi bien pour découvrir la collection que pour vivre une expérience culturelle. Cette expérience peut prendre des formes multiples, par exemple : la visite d’un département particulier, avec un ami, peut se prolonger à la terrasse du restaurant avec vue imprenable sur la rade. Ça consolide les liens avec le musée et ça permet de continuer la discussion engagée lors de la visite.

– En 1910, on y vient pour voir des tableaux. C’est un musée, pas un marché.

– Au contraire, le MAH est bien plus qu’un musée, c’est devenu un pôle central culturel. On vient assister à des concerts, découvrir les nouvelles acquisitions, expositions temporaires ; les enfants sont invités dans des ateliers créatifs. Il est commun de participer à une visite guidée commentée le dimanche matin ; il y a même une boutique qui vend des souvenirs, des cartes postales et des livres.

– Une sorte de petite cité dans la cité en somme ?

– Oui, une cité dédiée à la culture, à l’art et à l’histoire, on y vient pour se colorer l’esprit de la couleur qui fait l’intelligence. N’était-ce pas ça l’ambition première finalement ?

– En effet, et bien, puisqu’on est là, je veux bien profiter de cette vue sur la Genève du XXIe siècle

Nous prenons une table du côté de la cathédrale ; la vue est incroyable ; on voit clairement le collège Calvin rénové il y a peu, et, l’étendue de la ville, qui a passablement grandi en 111 ans, impressionne particulièrement Marc Camoletti.

– Que puis-je vous offrir à boire ?

–  Je ne sais pas, quelque chose de votre époque, je suppose.

– De mon époque et du terroir ! Alors, je vous propose une boisson typiquement genevoise, une Calvinus.

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Nous discutons de l’avenir et du passé, je crois que la visite a été à la fois émouvante et enrichissante pour l’architecte. Visiblement, il semble content de voir que son musée suscite toujours autant d’intérêt en 2021. Mais l’heure tourne et je vois qu’il est temps de le raccompagner.

– Je vous souhaite un bon retour en 1912

– Merci à vous pour cette visite hors-norme, je vous souhaite également un bon retour.

Voilà l’histoire, d’un architecte, d’un musée et de 111 années d’histoire.

C’était l’histoire d’un architecte de génie qui a construit un immense paquebot qui traversera les siècles contre vents et marées pour que la culture puisse continuer d’exister à Genève.

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Références

Littératures

  • Le grand musée ISBN 978-2-915306-43-9 La Baconnière/Arts, Editions m+h, Les Musées d’art et d’histoire de Genève
  • 100 ans en images ISBN 978-2-915306-41-5 La Baconnière/Arts, Editions m+h, Les Musées d’art et d’histoire de Genève
  • Musée d’art et d’histoire Genève – édité par Cäsar Menz
  • Mythologie Grècque – Dieux et héros – ISBN 2-8306-0008-8 par Jacques Chamay